lundi 12 avril 2010

On s'attache pas


Si l'on est né pour l'indépendance et le commandement, il faut se le prouver à soi-même et il faut le faire au bon moment. Il ne faut pas vouloir éviter cette épreuve, bien que cela soit peut-être le jeu le plus dangereux que l'on puisse jouer et qu'il s'agisse finalement d'épreuves dont nous sommes les seuls témoins et dont personne d'autre n'est juge. Ne s'attacher à aucune personne, fût-elle même la plus chère, - toute personne est une prison et aussi un recoin. Ne pas rester lié à une patrie, fût-elle la plus souffrante et la plus faible - il est moins difficile de détacher son coeur d'une patrie victorieuse. Ne pas rester lié à un sentiment de pitié, dût-il s'adresser à des hommes supérieurs, dont le hasard nous aurait laissé pénétrer le martyre et l'isolement. Ne pas rester lié à une science, nous apparût-elle sous l'aspect le plus séduisant, avec des trouvailles précieuses qui parussent réservées pour nous. Ne pas rester lié à son propre détachement, à cet éloignement voluptueux de l'oiseau qui fuit toujours plus haut dans les airs, emporté par son vol, pour voir toujours plus de choses au-dessous de lui - c'est le danger de celui qui plane. Ne pas rester lié à nos propres vertus et être victime, dans notre ensemble, d'une de nos qualités particulières, par exemple de notre "hospitalité", comme c'est le danger chez les âmes nobles et abondantes qui se dépensent avec prodigalité et presque avec indifférence et poussent jusqu'au vice la vertu de la libéralité. Il faut savoir se conserver. C'est la meilleure preuve d'indépendance.

Par-delà le bien et le mal - Deuxième partie : Le libre esprit. Nietzsche

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