dimanche 11 avril 2010

L'acte, l'origine et l'intention


Durant la plus longue période de l'histoire humaine - on l'appelle la préhistoire - on jugeait de la valeur et de la non-valeur d'un acte d'après ses conséquences. L'acte, par lui-même, entrait tout aussi peu en considération que son origine. Il se passait à peu près ce qui se passe encore aujourd'hui en Chine, où l'honneur ou la honte des enfants remonte aux parents. De même, l'effet rétroactif du succès ou de l'insuccès poussait les hommes à penser bien ou mal d'une action. Appelons cette période la période prémorale de l'humanité. L'impératif "connais-toi toi-même" était alors encore inconnu. Mais, durant les derniers dix mille ans, on en est venu, peu à peu, sur quelques grandes régions du globe, à ne plus considérer les conséquences d'un acte comme décisives au point de vue de la valeur de cet acte, mais seulement son origine. C'est, dans son ensemble, un événement considérable qui a amené un grand affinement du regard et de la mesure, effet inconscient du règne des valeurs aristocratiques et de la croyance à l'"origine", signe d'une période que l'on peut appeler au sens plus étroit, la période morale : ainsi s'effectue la première tentative pour arriver à la connaissance de soi-même. Au lieu des conséquences, l'origine. Quel renversement de la perspective! Certes, renversement obtenu seulement après de longues luttes et des hésitations prolongées! Il est vrai que, par là, une nouvelle superstition néfaste, une singulière étroitesse de l'interprétation, se mirent à dominer. Car on interpréta l'origine d'un acte, dans le sens le plus précis, comme dérivant d'une intention, on s'entendit pour croire que la valeur d'un acte réside dans la valeur de l'intention. L'intention serait toute l'origine, toute l'histoire d'une action. C'est sous l'empire de ce préjugé qu'on se mit à louer et à blâmer, à juger et aussi à philosopher, au point de vue moral, presque jusqu'à nos jours. -Ne serions-nous pas arrivés, aujourd'hui, à la nécessité de nous éclairer encore une fois au sujet du renversement et du déplacement général des valeurs, grâce à un nouveau retour sur soi-même, à un nouvel approfondissement de l'homme? Ne serions-nous pas au seuil d'une période qu'il faudrait, dans un premier temps, dénommer négativement période extra-morale? Aussi bien, nous autres immoralistes, soupçonnons-nous aujourd'hui que c'est précisément ce qu'il y a de non intentionnel dans un acte qui lui prête une valeur décisive et que tout ce qui y paraît prémédité, tout ce que l'on peut voir, savoir, tout ce qui vient à la "conscience", fait encore partie de sa surface, de sa "peau", qui, comme toute peau, cache bien plus de choses qu'elle n'en révèle. Bref, nous croyons que l'intention n'est qu'un signe et un symptôme qui a besoin d'interprétation et que ce signe possède des sens trop différents pour signifier quelque chose par lui-même. Nous croyons encore que la morale, telle qu'on l'a entendue jusqu'à présent, dans le sens de morale d'intention, a été un préjugé, une chose hâtive et provisoire peut-être, à mettre au rang de l'astrologie et de l'alchimie, en tous les cas quelque chose qui doit être surmonté. Dépasser la morale, en un certain sens même l'autodépassement de la morale : ce sera la longue et mystérieuse tâche, réservée aux consciences les plus délicates et les plus loyales, mais aussi aux plus méchantes qu'il y ait aujourd'hui, comme à de vivantes pierres de touche de l'âme. -

Par-delà le bien et le mal - Deuxième partie : Le libre esprit. Nietzsche

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