lundi 19 avril 2010

Le confort de l'obéissance


Depuis qu'il y a eu des hommes, il y a aussi eu des troupeaux d'hommes (associations de familles, de communautés, de tribus, de peuples, d'Etats, d'Eglises) et toujours beaucoup d'obéissants en comparaison du petit nombre de ceux qui commandaient. En considérant donc que c'est l'obéissance qui a été jusqu'à présent le mieux et le plus longtemps exercée et enseignée parmi les hommes, on peut aisément supposer que, d'une façon générale, chacun en possède maintenant le besoin inné, comme une sorte de conscience formelle, laquelle ordonne : "Tu dois absolument faire telle chose, tu dois absolument ne pas faire telle autre chose", bref : "Tu dois"... Ce besoin cherche à se satisfaire et à remplir sa forme d'un contenu ; selon sa force, son impatience, son énergie, il accaparera sans choix, avec un appétit grossier et acceptera tout ce que lui soufflent à l'oreille ceux qui le commandent, que ce soient ses parents ou des maîtres, des lois, des préjugés de classe ou des opinions publiques. L'étrange pauvreté du développement humain, ce qu'il a d'indécis, de lent, de rétrograde et de circulaire, tient à ce fait que l'instinct d'obéissance du troupeau s'est transmis aux dépens de l'art de commander. Qu'on suppose cet instinct se portant aux derniers excès ; les chefs et les indépendants finiront par manquer ou bien leur mauvaise conscience les fera souffrir et ils auront besoin de se forger à eux-mêmes un mensonge, pour pouvoir commander : comme si, eux aussi, ne faisaient qu'obéir. Cet état de chose règne, de fait, dans l'Europe d'aujourd'hui : je l'appelle l'hypocrisie morale des gouvernants. Ceux-ci ne savent pas se protéger contre leur mauvaise conscience autrement qu'en se donnant comme exécuteurs d'ordres émanant d'autorités plus anciennes ou plus hautes (celles des ancêtres, de la Constitution, du droit, des lois ou même de Dieu), ou bien ils se réclament eux-mêmes des opinions et des maximes du troupeau, par exemple, comme "premiers serviteurs du peuple", ou comme "instruments du bien public". D'autre part, l'homme de troupeau se donne aujourd'hui en Europe l'air d'être la seule espèce d'homme autorisée : il glorifie les qualités qui le rendent doux, supportable et utile au troupeau, comme les seules vertus réellement humaines : telles que la sociabilité, la bienveillance, les égards, l'application, la modération, la modestie, l'indulgence, la pitié. Mais, dans les cas où l'on ne croit pas pouvoir se passer des chefs, des moutons conducteurs, on fait aujourd'hui essais sur essais pour remplacer les maîtres par la juxtaposition de plusieurs hommes de troupeau intelligents, c'est, par exemple, l'origine de toutes les constitutions représentatives. Or ce joug est malgré tout insupportable. Quel bien-être, quelle délivrance constitue, pour ces Européens, bêtes de troupeau, la venue d'un maitre absolu. L'effet que fit l'apparition de Napoléon en est le dernier grand témoignage : - l'histoire de l'influence exercée par Napoléon n'est pas loin d'être l'histoire du bonheur le plus élevé que ce siècle tout entier a distillé dans ses hommes et dans ses moments les plus précieux.
Par-delà le bien et le mal - Cinquième partie : Histoire naturelle de la morale. Nietzsche, 1886.

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